Culture prète à consommer
Je suis stupeur, je suis effarement, je suis
consternation. Les trois à la fois. Et m'en vais tant bien que
mal présenter la raison du pourquoi :
Entre deux
épisode de brainstorming sur le mode "Il faut trouver
une issue pour sortir de la crise qu'elle nous guette", je
ne sais quel illuminé du gouvernement italien a décidé
qu'il était temps de restructurer aussi le département
culturel afin de faire plus avec moins, c'est à dire renforcer
l'aura culturelle de l'Italie, la patrie de Dante, de Michel Angelo
("le fameux peintre de la renaissance dont les œuvres célèbres
comptent le plafond de la Sixtine et la fameuse statue de David"),
de Botticelli, de Vasari, de Léonard de Vinci, de Caravage
mais aussi de Cimabue et de Vitruve.
Cette patrie qui a
compté tant de mécènes parmi ses princes, tant
temporels que spirituels, cette patrie donc s'est dotée d'un
Directeur des Musées et des Galeries. Au passage, elle crée
la fonction même de Directeur des Musées et Galerie, en
profitant un peu pour restructurer une institution assez
décentralisée jusque là. Et qui a-t-on trouvé
pour remplir le poste ? Mario Resca. Le fameux manager dont le CV
s'agrémente de la direction d'une célèbre chaîne
de fast-food ou d'un casino, catapulté à cette place
non pas en raison d'un quelconque obscur passé inavouable
d'étudiant en muséologie ou en histoire de l'art mais
pour ses capacités de gestionnaire et de brasseur d'argent.
Pour rappel, un musée, c'est, selon la définition
de l'ICOM (International
Council of Museum), "une institution permanente sans but
lucratif, au service de la société et de son
développement, ouverte au public, qui acquiert, conserve,
étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et
immatériel de l’humanité et de son environnement à
des fins d'études, d'éducation et de
délectation."
Monsieur Resca, la
conservation, l'étude, la transmission du patrimoine, il n'y
connaît rien. Il est là pour rentabiliser. Parce que la
Culture, c'est le pétrole de l'Italie, de l'aveu même du
ministre de tutelle, repris en chœur par son futur poulain, et il
serait temps d'arriver à se la jouer prince de l'or noir,
bordel, surtout par ces temps de crise. La conservation, la
transmission, mais vous m'emmerdez avec ces conneries, faites-moi du
fric avec ces vieux trucs que des gogos se pressent pour prendre en
photo et puis c'est bon !
Et donc, voila notre manager bien
décidé à manager. Il n'a jamais travaillé
dans la gestion culturelle, mais qu'importe, après tout, il
visite des musées, il connaît donc vaguement le sujet,
quoi. Et là, petit aparté, cette argumentation me fait
chaud au coeur. On peut être un baron de la finance et sortir
des motivations aussi bidons que les miennes quand je postule "J'aime
beaucoup ce que vous faites" "ça m'a
toujours intéressé" "je ne connais
pas très bien mais j'ai lu votre site..." ou encore
"Je n'y connaît rien mais je visite des musées".
Super. J'y connaît rien en finance, mais après tout moi
aussi je vais à la banque, je peux gérer Fortis ? Ou
alors Carrefour Belgique, après tout j'y travaille déjà,
quoi ! Fin de la parenthèse.
Donc le monsieur que
rien n'effraye, il se retrouve directeur des musées et galerie
avec pour mission affichée "faire du fric".
Et en post-il "parce qu'on vous en donnera pas".
Oui, dans le même temps, les budgets des musées,
galeries et autres sites archéologiques, ils ont fondu comme
glace au soleil dans les alpes italiennes. Aucun budget donc pour
moderniser les infrastructures des musées, va falloir faire
des tris drastiques, fermer les institutions peu connues donc peu
rentables, se concentrer sur quelques grands noms. Quand au
personnel, n'en parlons pas ! Pas les sous, on vous dit. Pas les sous
pour des gardiens, alors des universitaires, des chercheurs... Est-ce
que ça génère du fric, un chercheur en histoire
de l'art ? Ah oui, quand ils découvrent un Raphaël
inconnu ce qui permet de le vendre très très cher...
Bon, on va peut-être garder quelques historien d'art alors...
Bref !
Mais le monsieur n'a peur de rien. Et il a déjà
quelques idées audacieuses à proposer : location
de lieux à des particuliers, d'œuvres en dépôts
à des entreprises et des institutions étrangères,
etc. Alors, oui, cela se fait déjà, je sais... Mais en
même temps, il y a une légère différence
entre organiser un cocktail mondain dans la cour du Louvre ou dans le
salon de Vaux le Vicomte et proposer Pompéi en location à
des équipes de tournage. Oui, Pompéi. C'est à la
mode, les péplum, ces temps-ci... Et le prêt d'œuvres
en dépôt... Si elles se trouvent en dépôt,
c'est parfois parce qu'il n'y a plus de place pour tout exposer et
qu'il s'agit d'œuvres mineures par rapport à celles visibles
du public, c'est aussi parfois parce qu'elles sont fragiles, parce
qu'elles sont étudiées. "le musée est
une institution public qui acquiert, conserve, étudie, expose
et transmet le patrimoine matériel et immatériel..."
etc. c'était quoi encore la suite ? A oui, "à
des fins d'étude, d'éducation et de délectation"
Je la trouve belle, cette définition. Celle du ministère
de la culture, un peu moins : "...à des fins de
rentabilité financière" Et poussons un peu,
on pourra encore bien faire entrer trois cars de touristes dans
l'escalier du Palais des Doges !
Sauf que non. On ne pourra pas. Le flot de visiteurs, les musées, ils apprécient moyennement, surtout lorsqu'ils ne sont pas prévu pour une affluence de badauds. Les gens qui se pressent, qui se bousculent, qui suent et qui émettent en tonne des émissions de gaz en tout sens, à commencer par le CO2, c'est moyen top pour la conservation des œuvres L'humidité générée par la transpiration et la respiration de 20 personnes par semaine n'a rien à voir avec celle générée par 500 personnes par jour. Et sans une adaptation des infrastructures, bâtiments, accès, mesures de sécurité, matériel de surveillance, c'est promettre à une dégradation sûre les œuvres qui sont sensée être conservées, préservées, transmises.
Je suis donc atterrée. Mais si je le suis, j'imagine que c'est grâce à la mobilisation d'historiens d'art italiens qui font des pieds et des mains pour que le décret ne soit pas promulgué, que le sieur Resca ne soit pas catapulté à la tête du département des musées italiens. Qui, oui, auraient bien besoin d'une nouvelle gestion, d'un coup de fouet, d'une nouvelle gestion... Mais pas d'une transformation en bien de consommation rapide. Et pas par quelqu'un qui n'y connait strictement rien. On n'imagine pas trop un type débarquer au département de la Sûreté en déclarant que "non, il y connait pas grand chose, mais après tout, il a fait son service militaire, quoi... Puis bon, si il est là, c'est pour ses capacités de manager et son habilité à faire des économies et générer du fric..." Sauf que la Défense, son but premier, c'est pas de générer du fric, c'est d'assurer une armée en bon état de marche (au pas), du matériel performant, etc. Ben pareil pour la culture. C'est un truc agréable, c'est un truc épanouissant, c'est aussi un truc sérieux et scientifique, même si j'en entend qui rigolent au fond. Les musées, c'est des lieux d'expositions mais aussi d'études. Et la boutique du musée, la carterie, le prix des tickets ou la petite urne en verre où l'on vous invite à déposer trois pièces, ce ne sont pas les raisons d'être du musée. Ce sont des petits plus pour assurer au musée une rentrée d'argent supplémentaire, un petit plus financier, une façon de ne pas trop peser sur les budgets de la Culture. Oui, des musées auto-financés, ce serait top, mais soyons réalistes, ce n'est pas réaliste. Et puis bon, le responsable d'un musée, son taff s'est de s'assurer que le musée tourne bien, qu'il remplit toutes ses missions, dont celles d'exposition, et donc également le budget publicité ("combien d'informations pertinentes peut-on caser dans trois secondes de pub radio ?")
Quant à la promotion du tourisme culturel, elle ne peut se faire qu'en parallèle d'une initiation à la culture, d'une politique d'enseignement et de vulgarisation digne de ce nom, que les télévisions italiennes sont loin de remplir (oui, des fois, en zappant, je tombe sur la RAI, boudiou). Pas en poussant des masses à venir en charter se presser sans trop savoir pourquoi devant un ou l'autre "incontournable" d'un circuit touristique formaté pour ne pas trop faire travailler les neurones et ménager des pauses assez longues chez les revendeurs de souvenirs agréés par le tour-opérateur.